En 1947, paraissait La Peste, d’Albert Camus, auteur dont on commémore cette année le soixantième anniversaire de sa mort.
Cette chronique se passe à Oran, en Algérie. La ville est contaminée par une épidémie de peste et Camus décrit et analyse le fonctionnement des institutions et des habitants dans cet univers clos.
Mon texte se propose de risquer quelques ponts entre notre actuelle situation et celle présentée par Camus.
Tout d’abord l’auteur plante le décor : « A première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire (…) Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. » Ou comment le virus s’installe dans un quotidien finalement assez banal et répétitif.
Puis viennent les premières mesures : « La question, insista Rieux, n’est pas de savoir si les mesures prévues par la loi sont graves mais si elles sont nécessaires pour empêcher la moitié de la ville d’être tuée. » Le docteur Rieux défend la prise de mesures sévères, en début de crise, alors que les politiciens tergiversent.
Apparaît alors l’opposition entre l’individu et la société : « La peste fut notre affaire à tous (…) La maladie eut comme premier effet d’obliger nos concitoyens à agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels (…) Les mots transiger, faveur, exception n’avaient plus de sens. » Cette mise en parenthèse des libertés individuelles n’est pas une mince affaire, certaines personnes refusant par exemple de se plier aux règles du confinement.
Vient s’ajouter la réponse négative de Rieux (médecin) au journaliste Rambert qui voulait quitter la ville pour rejoindre sa femme : « A partir de maintenant, hélas ! vous serez d’ici comme tout le monde. » Camus rappelle comment une épidémie fixe les gens là où ils se trouvent au moment des mesures de confinement et restreint notablement leurs relations sociales ; typiquement pour nous, les petits-enfants privés de leurs grands-parents et réciproquement.
Parallèlement, l’inévitable dérive de la spéculation et du marché noir se dessine :« Cottard racontait qu’un gros épicier de son quartier avait stocké des produits alimentaires pour les vendre au prix fort et qu’on avait découvert des boîtes de conserve sous son lit… » Réaliser des stocks de nourriture en est la première étape, la seconde, nettement plus condamnable, étant de revendre, par exemple des masques de protection au prix fort…
Pour ce qui est des moyens engagés, Camus relève : « Ce qui leur manque, c’est l’imagination. Ils ne sont jamais à l’échelle des fléaux. El les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau. » Sévère critique à mettre en relation avec notre situation où, à ce jour, aucun médicament n’a été élaboré, et où le matériel de test manque, sans parler des masques…
Le terrain est aussi occupé par la religion ; dans l’ouvrage qui nous intéresse, c’est le Père Paneloux, dans son prêche : « Vous avez cru qu’il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées. Vous avez pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle (…) Voilà pourquoi, fatigué d’attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visiter (…) Vous savez maintenant ce qu’est le péché, comme l’ont su Caïn et ses fils… » C’est une fatalité, chaque épidémie connaît son lot de fondamentalistes chrétiens qui l’expliquent par une punition divine !
Se pose en outre la question du sens de l’engagement contre l’épidémie : « Il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. » Camus, dans sa dimension humaniste et existentialiste prône l’engagement et la solidarité : que chacun, à son niveau de fonction (médecin, policier, journaliste, politicien…) s’engage pour enrayer l’épidémie.
En filigrane se lit, de plus, l’impossible coexistence du bonheur individuel et collectif : « …mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul. » Magnifique réplique de Rambert qui comprend qu’il ne doit plus chercher à s’enfuir, car il pourrait transmettre la peste à l’extérieur de la ville.
Au cœur des tensions se trouve la gestion de l’information : « Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d’optimisme à tout prix qu’ils avaient reçues. » La liberté de la presse en Suisse, dans ces semaines difficiles, n’est pas menacée, ce qui permet un travail d’information sérieux. Mais attention aux fake news de toutes sortes et à certains réseaux sociaux…
A la dernière page de La Peste nous trouvons cette admirable déclaration du docteur Rieux : « Il y a dans l’homme plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Nous voulons aussi penser avec Camus que malgré les égoïsmes de certains, il y a surtout lieu de saluer l’engagement positif de la majorité, de l’infirmière au front, jusqu’au citoyen lambda qui respecte les distances dans les quelques contacts qui lui sont encore autorisés.