Le récent refus du Tirage, l’abbaye de Payerne, d’admettre les candidatures féminines – à hauteur de 62% de non – relance la question et invite à un tour d’horizon focalisé sur notre région.
Une vingtaine de sociétés d’abbaye existent dans notre ancien district d’Orbe et alentours, c’est dire que pratiquement chaque localité, de la plus grande à la plus petite, compte une société. Seuls quelques villages faisant exception: Ballaigues, Bofflens, Champ-vent, Juriens, Premier (liste non exhaustive)… certains n’ayant jamais eu de société d’abbaye sur leur territoire, d’autres les ayant perdues au fil du temps.
Ce n’est pas le lieu ici de refaire l’histoire de ces sociétés et le lecteur ou la lectrice intéressé/e peuvent se référer à plusieurs sources, une classique le livre de Jean-Jacques Fiechter Les Abbayes vaudoises chez Cabédita en 1991; et une autre plus récente et plus sociologique, la thèse de doctorat – mais oui! – d’une chercheuse de l’Université de Lausanne, Solène Froidevaux, dont on trouve une présentation dans la Revue historique vaudoise N° 128 de 2020 Interroger la place des femmes dans les abbayes vaudoises. Nous y reviendrons ci-dessous.
Ces sociétés de tir à caractère initialement paramilitaire, sortes de milices, remontent pour les plus anciennes au XIVe siècle, comme la Milice bourgeoise de Grandcour fondée en 1381. Elles traversèrent l’époque savoyarde, l’occupation bernoise, puis l’indépendance vaudoise pour perdre leur caractère paramilitaire et devenir des sociétés mettant en avant le tir sportif et la convivialité. Beaucoup de ces confréries virent le jour aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Actuellement le canton compte 186 abbayes (chiffre 2020) regroupant environ 25000 membres hommes et 1000 femmes. Ces dernières étant présentes dans une moitié des sociétés. A relever par ailleurs que la problématique actuelle traite de l’adhésion au sens strict des femmes, ces dernières, au gré des règlements de chaque société ayant parfois déjà la possibilité de participer à des tirs et bien sûr à la logistique des manifestations, sans parler des jeunes femmes sollicitées en qualité de reines et des concours de tirs pour enfants ouverts aux filles.
Pour en revenir à notre région, un état de situation en 2016 laissait apparaître trois abbayes ouvertes à la mixité : l’abbaye Société militaire de Baulmes avec 12 femmes pour 168 hommes, la confrérie des Fusiliers de la truite à Vallorbe avec 2 femmes pour 125 hommes et l’abbaye des Mousquetaires de Vuiteboeuf comptant alors 1 femme pour 90 hommes.
Depuis cinq ans, les choses bougent, des abbayes comme à Denges et à Morges viennent d’accepter les femmes, ou ne bougent pas comme on le voit à Payerne.
Allez savoir si les confrères de Lignerolle ont fait – entre temps – leur examen de conscience, eux qui refusèrent aux femmes l’entrée à l’abbaye du Cerf le 15 février 1981, par 52 voix contre 2…
Coup de sonde:
Abbaye d’Orbe: il fut abbé-président pendant une douzaine d’années; Bernard Randin, ancien municipal, nous confirme qu’à ce jour les femmes ne sont pas admises dans la société. Il est d’avis que «la situation n’est pas mûre pour qu’on les accepte, au vu de l’aspect historique militaire de ces confréries». Il ajoute qu’il serait «un peu dommage d’ouvrir les abbayes aux femmes juste pour assurer la survie des sociétés».
Abbaye des Carabiniers de Valeyres: abbé-président de longue date, Pierre-Alain Conrad informe que le sujet de l’ouverture aux femmes n’a formellement pas été traité, faute de demande. Il rappelle que le tir des enfants dans ses deux catégories d’âge est ouvert aux filles. Il complète en disant que lors du récent 175e anniversaire, les femmes ont eu la possibilité de participer au tir.
Pierre-Alain, à titre personnel, serait «ni pour ni contre» une ouverture aux femmes. Il confie qu’à son avis, «les abbayes qui ont accepté les femmes étaient en train de péricliter» et conclut que «les féministes nous cassent les pieds».
Abbaye des fusiliers de la truite de Vallorbe: son président actuel, Roberto Sacco, nous informe que depuis une dizaine d’années la confrérie de Vallorbe accepte les femmes, suite à la proposition de deux membres qui démissionnèrent peu après le vote… «Le vote fut serré, j’ai voté contre, puis je me suis rallié», déclare notre interlocuteur. Pour justifier sa position d’alors il nous dit: «La Bible on ne l’a pas changée.» Il observe par ailleurs que l’admission des femmes, deux au début et cinq actuellement (pour 120 à 130 hommes), n’a rien «révolutionné».
Abbaye Société militaire de Baulmes: Benoît Pérusset, lieutenant d’abbé, confirme que la mixité est bien ancrée dans la société depuis les années 70 avec actuellement 111 hommes et 17 femmes membres dont deux au comité. Il analyse que cette situation s’inscrit dans la pratique courante des autres sociétés locales (jeunesse, pompiers) et qu’elle ne pose pas de problème.
Quelques points saillants de la recherche de Solène Froidevaux
La chercheuse relève l’importance des rôles sociaux très différenciés dévolus historiquement aux femmes et aux hommes, avec pour ces derniers l’importance de la virilité, du courage et de la force. Elle montre que la présence féminine dans les abbayes est déjà une réalité, mais qu’elle a été «invisibilisée», limitant leur rôle à «s’occuper du banquet» ou à participer au tir, souvent dans un classement séparé. La docteure en sociologie relève les craintes de certains hommes à ce qu’une femme puisse devenir banneret: «Le souci quant à la force requise pour tenir le drapeau en cas de vent durant un cortège d’une longueur de presque un kilomètre.»
Solène Froidevaux se penche aussi sur le cas d’une abbaye récente, créée mixte en 1982, celle des Quatre-Saisons à Granges-Marnand. Cette société compte actuellement 347 membres, dont 104 femmes. Interrogée par le journal 24h (sur son site du 14.01.2022, par Sébastien Galliker) sur la pertinence que des activités non mixtes subsistent à notre époque, la chercheuse répond que: «Ce n’est pas rétrograde en soi. Les hommes sont socialisés à développer des entre-soi, notamment autour du sport et des pratiques dites traditionnelles ou historiquement construites comme masculines. Ce qui pose problème c’est l’exclusion consciente, ici des femmes, avec un argumentaire autour de la tradition, de la virilité, qui relève plus de croyances sociales que d’aptitudes ou de compétences (…)»