Dix brebis appartenant à Lucien Kaenel ont été égorgées dans la nuit du 14 au 15 avril à Valeyres-sous-Rances, dans un pâturage clôturé et électrifié. Cette première prédation massive de l’année 2025 en Suisse romande a soulevé beaucoup d’émotion.
Lors du point presse organisé le 16 avril, des relents douceâtres émanaient des carcasses exposées devant la ferme Kaenel, à Valeyres-sous-Rances. Un spectacle propre à exacerber tant la haine du loup que le désarroi et la revendication déterminée d’une régulation immédiate par le tir « Ce n’est ni la première ni la dernière attaque, plus de 200 loups sont présents dans la région », affirmait Loïc Bardet, directeur d’Agora, l’organisation faîtière de l’agriculture romande. Christophe Longchamp, président d’Agora et vice-président de Prométerre, association vaudoise de défense et de promotion des métiers de la terre, expliquait que deux lois sont potentiellement concernées « S’il s’agit d’un loup solitaire, le canton peut demander une régulation, alors que s’il s’agit d’un loup de meute, c’est du ressort de la législation fédérale interdisant les tirs avant fin juin. Seul le test ADN fait foi ».

Par mail le 18 avril, Christophe Longchamp nous précisait : « la nuit suivant celle de l’attaque, un garde-faune a vu deux loups au bord du champ, qu’il a effarouchés, et un autre loup dans un périmètre proche. La Direction générale de l’environnement (DGE) a conclu que ce sont des individus d’une meute. C’est pour cela qu’il a été annoncé qu’aucun tir n’aurait lieu avant juin. »
Les députés-agriculteurs présents ce 16 avril à Valeyres ont exprimé le soutien du parlement aux éleveurs et fustigé le manque de transparence du Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité (DJES). Comme « un sentiment d’être enfumé », aux dires d’Olivier Petermann (PLR). « Il faut remettre de l’ordre, ne pas attendre, dès qu’on sait qu’il y a un loup, il faut un ordre de tir…et dégager les pro-loups » a pour sa part asséné José Durussel (UDC), qui a été largement applaudi. Animosité, sentiment de n’être pas entendu et clivage exaspéraient les esprits.
Lucien Kaenel quant à lui était à fleur de peau, très affecté par la mort dramatique de ses brebis, lui qui en avait déjà perdu deux de la même manière l’année précédente. « J’ai 200 brebis, c’est compliqué à garder, mes clôtures sont aux normes et nous sommes en pleine saison d’agnelage », déplorait-il.
« Envie de tout arrêter, si les attaques continuent «
Nous avons rendu visite à Lucien Kaenel samedi 19 avril, alors qu’il gouvernait. Il faisait beau en cette veille de Pâques. Ollie, la chienne aux yeux vairon, est venue nous accueillir. L’étable sentait bon le foin et le lait, les bêlements paisibles des brebis et agneaux emplissaient les lieux. Sous la lampe infra-rouge, Lucien donnait le biberon à trois agneaux nés dans la nuit et dont la mère était décédée au matin. Son amie Corinne et sa sœur Priscilla s’affairaient auprès d’autres agneaux plus grands.

Plus à l’aise dans l’action et le travail que dans les discours, Lucien s’est néanmoins prêté au jeu de l’interview.
L’Omnibus : Pouvez-vous vous présenter brièvement ?
Lucien Kaenel : J’ai 44 ans, je suis de Valeyres, issu d’une fratrie de quatre enfants. Je suis fromager de formation. J’ai repris le domaine familial.
Que représentent les moutons pour vous ?
Les moutons sont une affaire de famille (ndlr son grand-père et son père étaient déjà éleveurs ovins). Mon grand-père m’a donné deux brebis portantes quand j’avais dix ans. J’ai fait de la transhumance pendant les week-ends. Ce qui était un hobby est devenu une passion, mon travail.
Combien de brebis avez-vous et combien se trouvaient aux Planches Dessus, lieu de l’attaque ?
J’ai 200 brebis en tout. Aux Planches Dessus, il y avait 32 brebis depuis environ trois semaines.
Pourquoi avoir exposé les carcasses ? Pour montrer aux gens.
Avez-vous toujours envie de tout arrêter, comme il y a cinq jours ?
Oui, toujours, si cela devait continuer. Il y a beaucoup de travail, c’est la période des agnelages où il faut être très présent (ndlr trois naissances la nuit précédente et cinq l’avant-veille). J’ai aussi dû vacciner mes brebis contre la maladie de la langue bleue.
Lucien s’est éloigné pour donner du foin aux brebis à grand coups de fourche. Il n’a pas omis de proposer de partager un verre de blanc, adossé aux bottes de foin en compagnie de ses précieuses aides.
Des tirs préventifs contre-productifs ?
Contactée par téléphone, Anouck Strahm, spécialiste en comportement canin et en médiation inter-espèces, co-fondatrice de l’association Middleway, a répondu avec mesure à nos questions au sujet de la cohabitation loup-homme. La jeune femme comprend très bien la souffrance, la colère et les difficultés engendrées par la situation pour les éleveurs concernés. Elle déclare de suite « Je ne suis ni pour (le loup, ndlr) ni contre. Je ne vais pas donner des leçons de morale ou minimiser ».

La jeune femme considère que la manière dont les médias ont retransmis l’information est malsaine et contreproductive, dans le cas précis, le surplus-killing faisant d’autant plus sensation. Le surplus-killing, ou effet poulailler, est dû au fait que les moutons n’ayant pas de stratégie anti-prédatrice et étant enfermés, ils paniquent, sans pouvoir s’enfuir ; le loup alors tue tout ce qui bouge pour arrêter le mouvement, sans nécessairement consommer (ndlr ou pouvoir consommer) ses proies aussitôt.
Pour Anouck Strahm, il s’agirait d’élever le débat en parlant de « comment cohabiter avec la nature au lieu d’envenimer la polémique ». Nous avons perdu l’habitude de vivre avec des prédateurs : un temps d’adaptation est nécessaire pour tous. Des mesures de protection existent, certes, mais elles sont contraignantes pour les éleveurs, reconnaît la jeune femme, qui ne se veut en tout cas pas « donneuse de leçons ». L’élan doit venir de l’Etat, au risque toutefois de balayer les propositions des spécialistes. Selon la jeune femme, les tirs proactifs risqueraient d’engendrer plus d’attaques et ne seraient pas la réponse adéquate.






